Un voyage initiatique

Entretien avec Jérôme Giersé & Alexandra Gelhay
au PointCulture Bruxelles - Janvier 2016


© Florestan


Le Florestan… ce voilier de douze mètres navigue depuis un an et demi à travers les océans, à la rencontre de l’autre, sa culture, ses traditions, sa musique. Son équipage de musiciens, Jérôme Giersé et Alexandra Gelhay, a fondé sa propre association qui soutient la vocation éducative du projet Music Fund, créé par Lukas Pairon en 2005 pour aider partout dans le monde les structures d’enseignement musical qui désirent jouer la musique classique sans en avoir toujours les moyens matériels, techniques ou pédagogiques.

D’escale en escale, de vents propices en vents mauvais, le tour du monde du Florestan qui devait durer deux ans dépend des caprices du temps ou des grains soudains. Après dix-huit mois de voyage, Jérôme et Alexandra se sont offert une halte de plusieurs semaines en Belgique, laissant le voilier amarré dans les îles Tonga, en Polynésie, à mi-chemin de leur ambitieux périple. L’occasion de faire le point avec eux, de mieux comprendre les tenants et aboutissants de cette entreprise si stimulante pour l’imagination, un peu folle et passionnante, certainement étrange et déroutante.

Alexandra et Jérôme, comment en arrive-t-on à 30 et 35 ans, en pleine ascension professionnelle, à lâcher un travail ou une pratique musicale quotidienne, s’il ne s’agit de donner un sens nouveau à deux passions communes, la musique et la voile ?

Jérôme Giersé : On peut faire de la musique et de la voile sans pour autant se déraciner, ni partir au loin des mois durant, voire des années. Alexandra et moi étions prêts à quitter les contraintes et la routine d’une grande ville comme Bruxelles, quels que soient sa vitalité et son potentiel. Alexandra a démissionné de son poste de chargée de production pour le label discographique Cypres mais j’ai gardé en mer mes fonctions de directeur artistique adjoint à Bozar Music. En août 2013, nous avons fondé notre association destinée à venir en aide à d’autres organes de soutien déjà présents sur le terrain, en l’occurrence Music Fund, dont notre voilier porte les couleurs. Nous faisons une escale de quatre semaines, en fonction de notre itinéraire et d’un agenda prédéterminé, dans les pays où ils se sont implantés. Une fois sur place, nous nous mettons à la disposition des structures qui nous attendent, leur apportons des instruments, donnons des cours, etc.

Vous n’êtes donc pas, comme on pourrait le croire, des missionnaires de la musique classique ?

Pas du tout ! Music Fund intervient dans des pays où la demande et la motivation sont maximales. Il ne s’agit pas d’implanter ailleurs notre culture, par pur prosélytisme post-colonialiste, mais de rencontrer un désir et une motivation. Nous sommes plutôt des ambassadeurs de Music Fund.

À Cap-Haïtien, un agent portuaire, Fénor Onésime, a fondé l’institution Cemuchca (Cercle de Musiciens Chrétiens Capois) sur ses propres ressources et celles de quelques particuliers motivés, dont un professeur de français et un contrôleur aérien : trois cents enfants issus des bidonvilles et de familles plus aisées s’y retrouvent chaque semaine pour jouer Le clavier bien tempéré, les sonates de Beethoven ou de la musique de chambre. Chacun met la main à la pâte dans ce vieux bâtiment. Qu’il s’agisse de payer le loyer ou d’administrer le local sur leur maigre autofinancement, aucune subvention n’est prévue pour leur venir en aide. Il n’y a dans l’école ni électricité ni eau courante ; la salle de concert est un ancien garage dont les portes sont toujours ouvertes sur la rue pour laisser entrer la lumière [CLIC]. Un bidonville gigantesque ceinture toute la ville, où sévit encore le choléra; il n’y a pas d’égout et les collectes de déchet n’existent pas, les personnes handicapées ne sont pas prises en charge, ni les fous. Haïti est littéralement abandonné par ses propres gouvernants qui continuent à prolonger les structures de la dictature et ne tient que par la présence des milliers d’ONG qui s’y sont fixées.

Nous sommes donc arrivés en Haïti en même temps qu’un container entier de guitares, saxophones, violons, etc. collectés en Belgique et en Europe par Music Fund et restaurés au préalable par des luthiers professionnels. Nous étions attendus par une fanfare de cent musiciens, majorettes et breakdancers [CLIC], bien que nous ayons été retardés d’une journée par les intempéries sans pouvoir prévenir qui que ce soit ! Le centre était bouclé, la circulation avait été stoppée pour leur passage et une cantine les attendait tous à l’école. []

Alexandra Gelhay : Ils nous avaient prévu des horaires complets, de 8h00 à 18h00, du lundi au samedi inclus. Cette approche était un vrai signe de santé. Après avoir écouté leurs envies et leurs besoins, nous nous sommes vite rendu compte que les professeurs devaient être accompagnés dans leur démarche pédagogique et… au management d’une école !

Jérôme Giersé : Comptabilité de base, gestion des inscriptions, tenue d’un registre d’élèves et des stocks d’instruments… toutes ces notions leur étaient nécessaires avant même d’entamer celles de la pédagogie musicale. Nous leur avons enseigné l’harmonie et le solfège, montré comment battre une mesure… Nous semions ce qu’ils voulaient vraiment s’approprier, à Cap-Haïtien mais aussi dans quelques annexes à proximité de la ville, quand les routes étaient praticables, le réseau routier étant souvent en mauvais état.


©Florestan

Parvenez-vous à respecter votre calendrier de rencontres prévues à l’avance avec Music Fund ?

La météo nous contraint parfois à d’inévitables retards et d’aléatoires détours. Nous sommes allés comme prévu au Maroc et en Haïti, mais nous nous sommes arrêtés inopinément en Martinique où nous avons pu régler et accorder de fond en comble l’orgue historique de l’église Notre-Dame de la Délivrande du Morne-Rouge [CLIC]. Il nous arrive donc de collaborer, indépendamment de Music Fund, à la vie musicale des lieux où nous nous arrêtons, ne serait-ce que pour nous imprégner et nous enrichir de la façon dont l’art s’y développe. À Papeete, nous avons rencontré la fascinante Tumata Robinson, fondatrice des Grands Ballets de Tahiti [CLIC]. Nous avons affiné auprès d’elle notre réflexion politique : la Polynésie française, qui est pourtant bien financée, ne bénéficie d’aucun ministère de la culture ; elle n’a ni salles, ni réseau d’enseignement artistique, aucune volonté ne l’appuie ni ne la soutient, malgré ses moyens financiers. Le rayonnement à l’étranger de Tahiti Ora, la compagnie de Tumata, ne suffit pas à infléchir les autorités du pays.

Dans quelle mesure cette absence de politique culturelle sur des territoires où les artistes luttent malgré tout pour exister, pèse-t-elle sur votre approche de notre politique culturelle occidentale, certes bien présente, mais peut-être formatée et encadrée dans des traditions cloisonnées ?

Nos institutions culturelles se préoccupent essentiellement de gérer un patrimoine musical à travers l’interprétation, la création et l’enseignement spécialisé. Toutefois, la musique est souvent absente de notre vie quotidienne. Ses racines sont de moins en moins populaires. Etrangement, les sociétés qui ne sont pas soutenues par des politiques d’exploitation d’un répertoire et d’aide à la création placent la musique au centre de leur projet éducatif !

Dans les Tonga, un pays très pauvre et notoirement corrompu, toutes les écoles ont un orchestre. Certes, la pratique instrumentale est adossée à la pratique religieuse, puisque tous jouent à l’église, mais c’est un autre débat. Le fait est que tout enfant scolarisé aux Tonga joue de la musique !

Jamais colonisé, le royaume des Tonga se calque pourtant sur le modèle scolaire anglo-saxon, avec chœur, fanfare ou brass-band. Les enfants jouent d’un instrument deux heures par semaine, comme dans les collèges anglais moyens, à ceci près qu’ils adaptent le répertoire à leur effectif, de manière atypique. On y retrouve les grands standards du jazz, Elgar, Dvorak, des Christmas Carols… avec un rapport à la danse bien plus important que le nôtre. Même les lentos les plus éthérés sont chaloupés et rythmiques. Leur pratique ancestrale est avant tout celle de la danse, au cœur de leur identité.

Ceci nous ramène à la question du missionnaire. En aidant une musique qui n’est pas celle de la tradition d’un pays, ne contribue-t-on pas à dénaturer une culture ?

De par mon expérience, je pense clairement le contraire. On contribue au lien social et au dialogue. Il ne s’agit pas d’une prétention à l’éducation mais d’une vraie rencontre, d’un échange fécond. Revenons à Haïti où des enfants des quartiers pauvres étudient la musique avec ceux des classes plus aisées dans l’école Cemuchca : en jouant ensemble, ils réussissent ce que nous voudrions atteindre à Bruxelles. Dans nos villes ultramodernes et hyper développées, ce genre de démarches pourrait nous aider à dépasser les clivages.

Ce voyage me stimule et m’aide à évoluer ! En tant que programmateur à Bozar, j’ai très envie d’initier chez nous, dès notre retour, des projets semblables. Pourquoi ne pas envisager un troisième pilier, capital, à notre politique culturelle, à côté du patrimoine et de la création : la diffusion d’une pratique musicale à tous les étages de la société. Nous en sommes très loin, tout est à inventer !

Ce voyage me confirme que je suis un homo musicus. Je vis dans, par et avec la musique sous ses formes les plus variées. La pratique musicale est pour moi une nécessité intime d’expression poétique, de rencontre et de lien social.

La réalité de votre voyage en mer, loin d’une réelle pratique instrumentale quotidienne, a-t-elle influencé cette évolution personnelle ?

Il est certain que nous avons basculé dans un mode de vie radical. Dans notre minuscule bateau trimballé au gré du vent et des vagues, nous mesurons mieux notre fragilité ! Seuls en mer, nous ne pouvons pas compter sur une aide extérieure immédiate en cas de difficulté. C’est à la fois une situation d’intemporalité et de plongeon dans une réalité très dure. Ceux qui penseraient que nous nous dorons la pilule sous les cocotiers depuis un an et demi sont à mille lieues d’y voir clair. La nourriture, l’eau et le sommeil sont rationnés. Nous vivons dans douze mètres carrés sans pouvoir réellement faire la cuisine quand les casseroles ne tiennent pas en place. Lorsque nous naviguons pendant trente-six jours sans voir la terre, on se relaie à la barre toutes les trois heures. Il n’y a plus de nuit, plus de jour, mais une autre réalité.

J’ai toujours aimé les Bildungsroman, comme L’éducation sentimentale de Flaubert. Nous grandissons à travers ce que nous vivons. Je ne me sentais pas « fini » en prenant la mer, malgré ma situation professionnelle et mes responsabilités multiples.

Comment s’organise votre quotidien ?

Il nous faut installer une certaine rigueur et surtout une logique qui permet de ne pas se poser de question à tout moment : prendre nos repas à heures fixes, ne pas en sauter un seul, noter la position du bateau et les conditions météo toutes les heures, pêcher… La journée doit se construire selon un schéma précis dont la répétition permet d’éprouver le temps différemment. En pleine mer, il n’y a plus d’espace. On ne voit rien, ni derrière ni devant ni à gauche ni à droite. Juste une ligne d’horizon à dix kilomètres. Le temps s’incarne dans la distance. Selon que nous parcourions dix ou trois kilomètres en une heure… le temps n’a pas la même valeur.

Il nous arrive de passer des journées entières dans un profond silence et pourtant une extrême intimité. Nous formons avec notre bateau une sorte de trio. Florestan nous épaule, nous épaulons Florestan. Un voilier en haute mer, c’est un vaisseau dans l’espace, une goutte d’eau au milieu du désert, une tache de lumière dans la nuit la plus noire. La mer est un milieu fascinant, admirable, magnifique mais profondément hostile. C’est un lieu où rôde la mort. L’opposition entre Éros et Thanatos est fascinante ; il n’y a pas concrétisation plus intense que cette proximité entre l’exaltation passionnelle de la haute mer et l’engloutissement total dont elle nous menace.

Dès que j’entends un grincement, je mets tout en œuvre pour trouver d’où il provient. Pendant dix heures s’il le faut, je vérifie tout de la cale au sommet du mât. Anticiper le moindre problème est une question de survie.

Qu’en est-il de la musique, dans un tel contexte ? Comment la percevez-vous ?

Alexandra Gelhay : Réfléchir à une playlist comme celles que nous imaginons pour accompagner nos voyages sur notre blog, c’est extraordinaire après avoir contemplé la voie lactée par une magnifique nuit étoilée [CLIC] ! Nous avons emporté 80 CD et deux haut-parleurs sont tournés vers l’extérieur dans le cockpit.

Jérôme Giersé : Nous sommes abonnés à des applications de téléchargement qui nous permettent d’écouter hors connexion un nombre hallucinant de disques. Que l’on soit sur le pont ou dans la cabine, l’écoute est fabuleuse. La mer est extrêmement musicale ; elle possède naturellement un tactus, une pulsation. Il est rare de trouver une musique qui ne s’harmonise pas avec elle.

Alexandra Gelhay : Pour moi, le meilleur moment pour écouter de la musique reste les quarts de nuit, quand tu es seul(e) dans le cockpit, avec ton casque sur les oreilles. Les ciels sont complètement fous en mer !

Jérôme Giersé : On bascule parfois dans…

Alexandra Gelhay : … de grands moments d’exaltation !

Jérôme Giersé : Et un vrai mysticisme ! On se retrouve au contact d’une réalité tellement primitive, tellement originelle ! L’eau de la mer, c’est l’origine de la vie et le ciel est la dimension la plus éternelle que l’on puisse contempler. Nous sommes alors le trait d’union, hic et nunc, entre l’origine de l’existence cellulaire et l’éternité du ciel autour de nous.

Au début de notre voyage, un couple nous a invités à prendre un verre sur son bateau, par grand vent. Tout à coup, nous avons entendu une quinte, puis une autre, puis des intervalles qui se superposaient. C’était leur mat. Une parfaite illustration du traité d’harmonie naturelle de Rameau !

C’est en mer que j’ai redécouvert le plaisir de lire de la poésie. La puissance du texte y prend toute sa mesure. J’ai relu les mémoires de Yourcenar, son autobiographie en trois parties. Nous avons embarqué une intégrale Jacques Brel et… il ne passe pas trois jours sans que nous l’écoutions. Les Marquises, son dernier album, ouvre la conscience à un niveau supérieur de compréhension du monde.

Votre voyage serait donc un passage, dans l’espace et dans le temps, vers l’autre, mais aussi au sein de vos vies personnelles ?

Le voyage, c’est la chrysalide dont on ne sait pas quel papillon sortira. Ce n’est en tout cas pas un aboutissement. Nous n’excluons pas la possibilité d’un deuxième voyage après celui-ci, mais il sera tout autre.

Liens
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Propos recueillis par Isabelle Françaix
Janvier 2016