S'ENVOLE LA MORT

Création le 18 mai 2022 à la Cinémathèque Royale de Belgique

Un ciné-poème d’Isabelle Françaix – 22’
Musique Hughes Maréchal

Matsylie Productions

2022

 

 
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À l’extrême pointe de la Presqu’île de Crozon, dans le Finistère breton, se dresse le jardin de statues chimériques du marin Jacques Boënnec (1936-2016). Il y a sculpté un labyrinthe de désir et d’angoisse qui interroge nos vies. S’envole la mort, poétique et musical, fissure notre perception de la réalité.

Une collaboration in vivo/post mortem

J’ai rencontré Jacques Boënnec lors d’une balade sur les falaises de Pors Prioc, dans la Presqu’île de Crozon. J’ai d’abord vu ses sculptures de pierre et d’argile, puis j’ai agité la cloche à l’entrée de son jardin. Il vivait là en ermite dans une maison du XVIIe achetée pour une bouchée de pain dans les années 60 et aménagée avec une bande de copains. À cette époque, il construisait ses propres bateaux, prenait la mer vers les Antilles ou le Portugal et rentrait façonner dans son jardin les récits fantasmés de ses voyages. Nous avons longuement parlé, j’ai photographié son monde étrange de naufragé solitaire et lui ai fait la promesse de réaliser un film qui en saisirait la poésie. Je n’ai pu la tenir qu’après son décès.

La mort hante son jardin : un amant torturé par de fascinantes jeunes femmes, des squelettes dans le visage desquels elles se regardent, un vieil ami disparu, un fœtus avorté, des entrailles ouvertes, des orbites vides, des yeux sans iris… 

« Une femme regarde un homme regarder les femmes »

J’emprunte cette citation à l’essai de Siri Hustvedt (Actes Sud, 2019). 

La femme, selon Jacques Boënnec, rassemble tous les fantasmes que les hommes lui prêtent depuis la nuit des temps : mystérieuse, puissamment sensuelle, sexe insatiable, amante et mère, âme sœur et peut-être suprême réconfort de la mort. S’envole la mort est un regard féminin (le mien) qui met en abyme celui qu’un homme a porté sur les femmes.

Le trouble des genres

« J’aurais aimé être une femme », me confia Jacques devant sa première sculpture : une femme donne naissance à un fœtus qui s’extirpe de son sein gauche en le déchirant. Le visage de cette mère martyre ressemble trait pour trait à celui de Jacques. Son premier autoportrait est féminin. Son dernier est celui d’un petit garçon qui s’enfonce tranquillement dans l’eau calme et bleue sous le regard de Yemanja, déesse de la mer. 

Peut-on parler de transidentité à son égard alors que Jacques n’en connaissait probablement pas le terme ? En tout cas, il a gardé ouverte la porte qui n’assimile pas sexe et genre. Son travail laisse à chacun la possibilité d’explorer son intimité la plus authentique.

Un manifeste de l’hybridité

Le jardin de Jacques Boënnec est peuplé de chimères et de créatures fantastiques : licorne, femme aux trois ventres, divinités marines, pieuvres et condylures, squelettes au cœur battant… Toutes ces créatures hybrides oscillent entre l’humain et l’animal, l’homme et la femme, l’organique et la pierre. Elles hurlent contre des réalités sociales qu’elles veulent bousculer ; les religions et les convenances y volent en éclats. Le jardin de Jacques plaide pour le désir et le plaisir en acceptant la diversité, l’incomplétude, l’inexistence d’un paradis perdu.

Une musique comme l’écho des non-dits

Jacques Boënnec détestait les bruits du monde. Les vrombissements des machines ou les bavardages. « Je suis un poète », répétait-il à la fin de sa vie, « il n’y a rien d’autre à dire ». J’ai d’abord conçu S’envole la mort comme un film muet, puis j’ai demandé au compositeur Hughes Maréchal d’imaginer une musique à partir des sons de la mer, des oiseaux et de la nature, tous enregistrés par David Lefeber lors du tournage. Jacques jouait du saxophone en amateur. On l’entend aussi. Ce film est une invitation à ressentir ce qu’on ne peut dire ni comprendre : l’art émouvant d’un homme qui nous reste mystérieux.

 

 

« Passageiros do vento… Passagers du vent […]. La vie ne s’est nourrie que de rencontres que rien ne ternit. » Jacques BOËNNEC